Les aspects passés sous silence au travail

« Le langage adéquat permet de relâcher la pression »

Ne soyez pas embarrassé par les défis quotidiens que vous rencontrez au travail. Ce n’est pas toujours rose. Tel est le message central de The Dark Side, le nouveau livre de Peggy De Prins, professeur de gestion durable des ressources humaines à l’Antwerp Management School. Son livre porte le sous-titre intrigant : les aspects passés sous silence sur le lieu de travail. Et nous avons voulu en savoir plus à cet égard.

Ce livre est le fruit d’une étude menée par Madame De Prins concernant le silence des travailleurs, le concept miroir de la voix des travailleurs. En effet, Peggy a remarqué que, même dans les organisations qui excellent en matière de participation, il y a toujours une partie des travailleurs qui gardent le silence. « Et c’est dommage, car des idées intéressantes et des pistes de réflexion passent alors inaperçues », explique-t-elle. « Les travailleurs en viennent alors rapidement à la conclusion que leur opinion ne compte pas vraiment. »

Est-ce là la principale raison de leur silence ?

De Prins : « Ce silence empathique est en tout cas l’une des principales raisons. Les collaborateurs ne veulent pas exposer leurs ‘petits problèmes’, ou gardent le silence par incertitude. Ils ne savent pas comment exprimer leurs idées de manière réfléchie. Une autre raison est le cynisme ou la frustration, qui transforme alors ce silence en révolte silencieuse : ‘J’ai essayé d’en parler à plusieurs reprises, mais personne ne m’écoute. Pourquoi devrais-je persévérer ?’ »

Certains travailleurs sont-ils plus silencieux que d’autres ?

De Prins : « Oui, les collaborateurs exécutifs gardent plus souvent le silence. Comparé aux employés ou aux cadres, ils ont plus de mal à trouver les bons mots ou ils considèrent que la distance sociale qui les sépare des supérieurs hiérarchiques est plus menaçante. L’étude révèle aussi que les femmes restent plus souvent silencieuses, tout comme les jeunes, qui pensent que leur opinion n’a pas encore assez de poids. Ils se demandent : ‘Qui suis-je pour faire entendre ma voix ?’ »

Ces dernières années, les environnements de travail toxiques et le mouvement #MeToo ont été mis à l’avant plan. Cela permet-il de libérer la voix des travailleurs ?

De Prins : « Tout à fait. Je pense que le mouvement #MeToo a marqué le début de l’évolution de l’esprit du temps. Cela a permis de mettre en lumière le leadership toxique. Il y a dix ans, ce terme était encore inconnu, sauf pour quelques psychologues du travail universitaires. Mais il fait désormais partie du jargon de la société. En qualifiant les choses, le changement de l’esprit du temps s’accélère. »

Dans votre livre, vous accordez beaucoup d’importance aux mots et au langage. Pourquoi ?

De Prins : « Les mots permettent d’aborder des problèmes nuisibles, qui macèrent depuis longtemps. Les mots peuvent apporter du confort par rapport aux côtés sombres du travail ou des équipes. Chaque travail a ses côtés sombres. Chaque équipe possède des cicatrices. Parler de ces aspects encourage à y faire face. Nous balayons souvent ces côtés sombres sous le tapis ou nous en sommes gênés. Nous pensons certainement être la seule personne à se débattre avec ce problème. Alors qu’il vaut mieux en discuter avec les collègues. Cela éviterait bien des burn-out. Si nous continuons à présenter les choses sous leur meilleur jour, nous plaçons la barre à un niveau irréaliste. Parfois, on rencontre des obstacles. Tout travail comporte des aspects désagréables. Mais si toute l’équipe s’efforce de sauver les apparences, ses membres commencent à douter fortement d’eux-mêmes et à se dire qu’ils sont à l’origine du problème. De ce fait, de nombreuses causes professionnelles de burn-out sont individualisées et médicalisées. Mon livre est un appel à aborder les côtés sombres du travail. Il n’y a pas de raison d’en avoir honte, de se blâmer ou d’adopter un état d’esprit cynique. »

Car c’est ainsi que la recherche d’un plus grand bonheur au travail conduit à un bonheur moindre au travail…

De Prins : « Soyons réalistes et reconnaissons que le travail est fait de hauts et de bas. Cette prise de conscience est un soulagement qu’il faut chérir. Le bonheur au travail est un terme plutôt démesuré. Au fil du temps, son sens est allé crescendo. Auparavant, nous parlions de satisfaction au travail, ensuite de plaisir au travail, et maintenant nous sommes passés à l’échelon supérieur en parlant de bonheur au travail. Il n’y a rien de mal à vouloir atteindre cet objectif, mais il faut rester réaliste. Nombre de travailleurs ne voient pas la nécessité de viser une ambition si élevée. Leur passion et leurs rêves sont ailleurs. Et c’est tout à fait normal aussi. »

Comment gérer cette situation en tant que responsable ?

De Prins : « Il faut donner le bon exemple. Osez aborder les aspects difficiles et demandez du feedback sur votre travail de responsable. Admettez également vos erreurs. Si vous attendez cela des membres de votre équipe, vous devez aussi appliquer ces mesures à vous-même. Soyez également conscient de la distance sociale. Lors des moments informels, tels que la pause de midi, les travailleurs se livrent plus et vous pouvez parler ouvertement de vos propres journées difficiles. Cela permet de réduire la distance qui vous sépare. Mais misez aussi sur une bonne relation avec les représentants du personnel. Ils reçoivent beaucoup de signaux de la part des travailleurs. Profitez de ce canal de feedback ! »

Quel est le rôle des représentants du personnel ?

De Prins : « Eux aussi doivent oser aborder les côtés sombres de la réalité du quotidien. Quelles difficultés les travailleurs rencontrent-ils au travail ? Comment pouvons-nous entamer un dialogue à cet égard ? Là encore, il est important d’utiliser le langage correct. Les syndicats ont tendance à communiquer de manière plutôt activiste ou brusque. Or, aborder les choses en faisant preuve de créativité permet souvent de mieux cerner la réalité. »

Y parvenez-vous ?

De Prins : « Oui, mais je fais aussi des erreurs. Mon travail me plaît toujours autant. J’adore l’autonomie et les opportunités d’apprentissage qu’il m’offre. Mais il ne me rend pas heureuse chaque jour de l’année. Ce n’est pas rose tous les jours. Il m’arrive encore de jurer (rire). Et je constate toujours que mon travail comporte de nombreux côtés sombres auxquels j’essaye de faire face – parfois sans succès, ce qui me rappelle que la tâche n’est pas facile tous les jours. »

Never Work Alone 2024 | Auteur: Jan Deceunynck | Photo: Dries Luyten