LA REDUCTION DU TEMPS DE TRAVAIL EST LE FIL CONDUCTEUR DANS L’HISTOIRE

Le temps de travail est un dilemme. Surtout pour les cadres. Nous avons demandé conseil à Franne Mullens, sociologue à la VUB, qui consacre une grande partie de ses recherches au temps et au temps de travail. L’entretien a révélé à plusieurs reprises qu’elle est consciente, comme nulle autre, des changements en la matière à travers le monde. Elle fait aussi souvent allusion au projet de la semaine de travail des 30 heures qu’elle a suivi et coordonné au sein de l’organisation de femmes Femma Wereldvrouwen.

Au cours des décennies précédentes, le temps de travail a diminué, mais la charge semble toujours augmenter. Comment l’expliquer ?

Mullens : « Lors de la révolution industrielle, l’on travaillait plus de 70 heures par semaine. Il n’était pas rare que les hommes, les femmes et même les enfants travaillent jusqu’à 16 heures à jour, six jours par semaine. Au début du XXe siècle, la journée de travail de 8 heures a été instaurée. Il s’agissait d’une véritable avancée. Après la Seconde Guerre mondiale, le week-end de deux jours et la semaine de 40 heures ont été introduits. Mais depuis les années 1970, le temps de travail par famille a augmenté. En effet, à cette époque, les femmes sont également entrées (à nouveau) sur le marché du travail, souvent à temps partiel, et une famille travaillait facilement 70 à 80 heures par semaine. »

Le temps de travail ne correspond pas toujours au temps libre de nombreux travailleurs. Essayez d’aller récupérer vos enfants à l’école à 15 h 20…

Mullens : « Nous constatons que le temps de travail est fortement axé sur le modèle du soutien de famille traditionnel, dans lequel l’homme allait au travail et la femme restait à la maison. C’est étrange car, pendant très longtemps, ce modèle n’a pas existé. Il est apparu dans les années 1950, mais a de nouveau disparu dans les années 1970, lorsque de plus en plus de femmes sont entrées sur le marché du travail. Mais indépendamment de cela, l’adaptation du temps de travail aux horaires scolaires n’est pas non plus la solution idéale. Tout d’abord, parce que tout le monde n’a pas d’enfants, et que certaines personnes ne doivent donc pas aller chercher leurs enfants à l’école. Chacun a des besoins différents en matière de réduction du temps de travail. Pour certains, il peut s’agir d’un jour, pour d’autres d’une semaine, d’un mois ou d’un an. D’autres encore préfèrent prendre leur retraite précoce. Le projet Femma a également révélé que les mères aiment adapter leurs horaires de travail à ceux de l’école, mais qu’elles optent généralement pour un jour libre par semaine en raison des choix faits par leurs collègues et des contraintes de temps. Pendant ce jour libre et les jours de télétravail, elles s’efforcent d’être à l’heure pour récupérer les enfants à l’école. De plus, elles peuvent consacrer leur temps libre aux enfants. Le temps pour soi passe dès lors parfois à la trappe, ce qui n’est pas idéal non plus. »

Si nous trouvons tous une solution qui nous convient personnellement, cela résout-il le problème ?

Mullens : « J’ai bien peur que non. Nous devons réfléchir collectivement tout en tenant compte des différentes réalités au sein des entreprises. Certaines entreprises accorderont de l’importance au service permanent tandis que pour d’autres, il sera plus intéressant de regrouper tous les jours de congé en instaurant un congé collectif. Mais, permettre à chacun d’organiser son temps de travail comme il l’entend sera plutôt exceptionnel. Cela n’est pas forcément catastrophique. En effet, cette individualisation poussée du temps de travail conduit dans de nombreux cas à l’auto-exploitation, car beaucoup de personnes travaillent encore pendant leur temps libre. Par conséquent, il est parfois plus intéressant d’appliquer la réduction du temps de travail à certains moments de manière collective. L’on ne reçoit alors pas d’e-mails et on ne se sent pas mal de ne pas travailler pendant que d’autres résolvent nos problèmes. »

 

« Les travailleurs peuvent aussi réclamer leur part de l’augmentation de la productivité »

 

L’on entend généralement dire que la réduction du temps de travail augmente la charge de travail. Les travailleurs doivent alors effectuer le même travail en moins de temps.

Mullens : « C’est ce que l’on a constaté récemment en Nouvelle-Zélande. Une entreprise avait chargé chaque travailleur de gérer la réduction de son temps de travail. Ils devaient trouver eux-mêmes comment accomplir leur travail en moins de temps. Cela a entraîné un stress supplémentaire et des demandes d’augmenter à nouveau le nombre d’heures de travail. Dans le cadre du projet Femma et d’autres expériences au Royaume-Uni que j’ai suivies, cette question a été mieux abordée. L’entreprise prêtait également attention aux conditions de travail. Femma a procédé à des embauches supplémentaires et a externalisé certaines tâches. Au Royaume-Uni, une attention particulière a été portée à la charge de travail causée par les réunions. Celles-ci ne sont pas toujours nécessaires et efficaces. »

La réduction du temps de travail avec maintien des salaires semble difficile à mettre en place.

Mullens : « Cela va à l’encontre de la logique économique. De plus, les employeurs se trouvent toujours dans un environnement concurrentiel, souvent aussi au niveau international. Il est donc difficile d’être le premier ou le seul à sauter le pas. Les accords sectoriels, voire nationaux, peuvent offrir une solution à cet égard. Mais le meilleur argument en faveur d’une réduction du temps de travail avec maintien des salaires vient de l’histoire. Depuis la révolution industrielle, le temps de travail a été réduit plus d’une fois. Et cela ne s’est jamais fait au détriment de l’économie ou des bénéfices. Cela s’explique en grande partie par les gains de productivité. Le travail était plus rapide : il fallait moins de temps pour effectuer la même tâche. Aujourd’hui encore, la productivité continue de croître. Pourtant, le temps de travail n’a pas changé au cours des 30 dernières années. L’augmentation de la productivité est loin d’être entièrement convertie en temps ou rémunération supplémentaire pour les travailleurs. Les travailleurs devraient réclamer une plus grande part de ces gains. Compte tenu de la pénurie actuelle sur le marché du travail, cela me semble négociable. »

Existe-t-il aussi des différences entre les attentes des hommes et des femmes en matière de temps de travail ? Et la réduction en la matière ?

Mullens :« Le temps de travail est entièrement calqué sur le modèle du soutien de famille. C’est-à-dire adapté aux besoins des hommes, si l’on peut dire. En effet, le travail non rémunéré qui, historiquement, mais aussi à l’heure actuelle, est majoritairement effectué par les femmes, est constamment négligé dans les réglementations sur le temps de travail. Les choses évoluent doucement et les hommes assument également leur rôle à la maison. La réduction du temps de travail peut être un levier pour conclure cette évolution. Mais les hommes doivent alors utiliser leur temps libre pour s’occuper des tâches ménagères. C’est là que les modèles culturels, qui sont très ancrés, font obstacle. L’image du travailleur idéal est encore stéréotypée et masculine : le travailleur totalement engagé, toujours disponible, qui ne doit pas se préoccuper des enfants. La nouvelle génération a une vision différente et plus équilibrée. Mais il reste à voir si les choses vont réellement changer. Car sur le lieu de travail, on retombe rapidement dans ces schémas persistants. Il est difficile de faire des choix différents individuellement. La réduction du temps de travail peut grandement y contribuer, mais elle ne changera pas automatiquement tout. »

Never Work Alone 2023 | Auteur: Nouchka Roelants | Image: xxx